CHAPITRE V
Elle était la plus belle femme qu'il ait jamais vue. Comme tout homme, il ne fut pas insensible à son charme. Mais il savait à qui il avait affaire : Lillith l’Ihlinie, la sœur de Strahan.
Seul et effrayé, il fit face à la sorcière.
— Vous êtes le bienvenu à Rondule, mon seigneur, dit-elle, debout en haut des marches du perron.
— Vraiment ?
— Bien sûr. N'êtes-vous pas le prince héritier d'Atvia ?
— C'est à Alaric de le dire.
— Oui. S'il le peut.
— Quelle étrange façon de vous exprimer, lança Corin en montant les marches.
— Quand vous l'aurez vu, vous comprendrez.
Il continua à monter. Lillith portait une robe d'un bleu profond, tenue par une ceinture d'argent et de perles. Il s'approcha d'elle. Il vit ses ongles argentés, ses paupières soulignées de khôl ; l'étrange jeunesse de son corps et de son visage.
Cette femme a séduit mon su'fali.
Sans son lir, Ian n'avait eu aucune chance contre elle. Son pouvoir était manifeste.
Lillith sourit.
— Je vois que vous avez amené votre lir.
Un frisson glacé lui parcourut l'échine au son de cette voix. Pour changer le sujet, il dit :
— Mon jehan vous a fait prévenir que j'arrivais.
— Non, je le savais déjà. L'identité de votre père ne fait aucun doute.
Keely et lui avaient hérité de l'aspect physique de Niall — peau claire, yeux bleus et cheveux cuivrés —, mais ils n'avaient pas sa carrure. Keely était grande pour une femme, sans plus. Quant à lui, il était tenu pour petit par rapport à son hérédité cheysulie. Brennan et Hart faisaient tous deux quinze bons centimètres de plus que lui.
— Celle du vôtre non plus, répondit Corin.
— Connaissiez-vous bien Tynstar ?
— Seulement de réputation.
— C'est suffisant...
— Lillith...
— Entrez. Nous avons des choses à discuter.
Il aurait voulu refuser, mais il était à Atvia, pas à Homana. Lillith était la maîtresse d'Alaric depuis longtemps. Son influence devait être bien établie. Ce n'était pas le moment de protester.
Elle l'emmena dans une petite salle, au cœur du palais. La pièce était sombre. Elle n'avait pas de fenêtres et les chandelles étaient presque toutes éteintes.
Il s'assit. Lillith remplit une coupe de vin et la lui tendit. Il refusa d'un geste.
Lillith sourit.
— Craignez-vous que je vous empoisonne ? Pourquoi voudrais-je vous ôter la vie ? Vous m'êtes plus utile vivant.
— Utile ?
Elle ne répondit pas. Portant la coupe à ses lèvres, elle but délicatement une gorgée de vin. Puis elle renversa la coupe.
Corin se renfonça dans son fauteuil pour éviter le flot de vin. Mais ce n'était pas la peine. A mi-chemin de la coupe, le liquide se transforma en une fumée couleur lavande.
— Inutile de s'embarrasser de résidus, dit Lillith.
Puis elle lui lança la coupe. Machinalement, il l'attrapa au vol, se maudissant d'être tombé dans le piège.
Piège était bien le mot. La coupe changea de forme et s'enroula autour de son poignet, l'enserrant dans une étreinte métallique inexorable.
— Je serai très claire. Si je voulais vous faire prisonnier, vous n'auriez aucun recours.
— Enlevez cette chose, dit-il, sa voix tremblant légèrement.
— Pas encore. Je veux que vous compreniez clairement qui détient le pouvoir ici.
— Ma dame, dit-il en montrant son poignet, je le comprends !
— Bien. Sachez que je n'ai nul désir de vous priver de votre héritage légitime. Vous êtes le petit-fils d'Alaric, de la lignée d'Osric et de Keough.
— Alors, pourquoi êtes-vous ici ?
— Parce que cela me fait plaisir.
— Comme cela vous amusait de séduire un Cheysuli privé de son lir ?
— Ian rêve-t-il parfois de moi ?
Corin essaya d'ignorer le métal qui entourait son poignet. Mais il était si froid...
— Quel est votre but, Ihlinie ? Si vous dites vrai sur mon héritage, vous savez que je ne voudrai pas de vous ici.
— Quand vous hériterez, je n'aurai plus de raison d'être là. Parlons de l'avenir, Corin. Alaric est un vieil homme aux facultés déclinantes. Si rien n'est fait, Atvia tombera entre les mains de ceux qui veulent la conquérir.
— Qui le voudrait ? Atvia est inféodée à Homana.
— Liam d'Erinn envahirait Atvia s'il apprenait la vérité sur Alaric. Atvia et Erinn se battent depuis des années.
— Je ne crois pas que Liam...
— Vous ne le connaissez pas. Le pouvoir l'a changé, comme il vous changera. Je ne perdrai pas de temps à essayer de vous convaincre des intentions de Liam. Mais si rien n'est fait, Atvia tombera aux mains de ses ennemis : Liam, ou quelqu'un d'autre. Il y a d'autres royaumes dans le monde que ceux que nous connaissons.
Pour Corin, le monde se composait d'une poignée de pays : Homana, Solinde, Erinn, Atvia, Falia, Caledon et les Steppes. On ne lui en avait jamais cité d'autres.
— Vous voulez que je monte sur le trône avant mon temps.
— Alaric ne vivra plus longtemps.
— Mais pourquoi précipiter les choses ?
— Pour les raisons que je vous ai dites.
— Non. Il doit y en avoir une autre.
— Il vous serait utile de prendre le trône tout de suite. De vous assurer qu'Atvia comprend qui est son maître. Ainsi, le peuple n'aura pas l'occasion de se laisser suborner par des étrangers.
— Vous mentez, décida Corin. Vous êtes ihlinie, vous ne pouvez pas dire la vérité. Je ne veux pas faire partie de vos plans.
— Vous êtes responsable d'Atvia, Corin.
— Tant qu'Alaric vit, il est son seigneur. Moi, je rentre à la maison dans sept mois.
— Alaric sera mort dans moins de sept semaines. Ou sept jours, si j'en décide ainsi.
— Que les dieux m'en soient témoins, Ihlinie, dit-il en se levant, je vous chasserai d'Atvia sans plus attendre !
Lillith se leva aussi. Leurs regards se croisèrent.
Corin aurait voulu demander l'avis de Kiri, mais leur lien était bloqué par la présence de l'Ihlinie.
— Que voulez-vous de moi ? Ma coopération ? Je ne vous l'accorderai jamais. En me poussant à monter sur le trône, avez-vous pour but de me forcer à partir précisément parce que vous me l'aurez demandé ?
Lillith éclata de rire.
— Vous ai-je perturbé l'esprit, Corin ? Vous ai-je montré les deux faces du miroir ?
— Vous avez illustré la perversité de votre race. Je n'écouterai pas vos mensonges !
— Si j'en décide ainsi, vous m'écouterez. Les anciens dieux ont fait en sorte que les Ihlinis ne puissent pas utiliser tous leurs pouvoirs contre leur race-sœur, mais il nous reste quelques petites choses...
— Et Asar-Suti ? Vous a-t-il promis de devenir d'essence divine si vous le servez ?
Un instant, Lillith pâlit. Elle se reprit très vite.
— Un serviteur va vous montrer vos appartements, dit-elle en souriant.
Corin n'avait pas apporté grand-chose avec lui. Maintenant, il dépendait d'Alaric pour nombre de détails matériels, comme les vêtements de rechange. Il n'aimait pas cette idée.
Si j'avais réfléchi, je m'y serais sans doute pris autrement, dit-il à Kiri.
Il sursauta. Il lui était toujours impossible de parler mentalement avec son lir. Seul le contact physique leur restait possible tant qu'ils demeuraient à l'intérieur du palais.
Il alla vers la renarde et la prit dans ses bras. Elle était chaude et affectueuse, mais leur dialogue lui manquait terriblement. Il eut l'impression que Kiri n'était qu'un animal familier, pas l'autre moitié de lui-même.
Est-ce là ce que ressentait mon jehan, sans lir pendant toutes ces années ? Désespérant de jamais connaître la magie de notre race...
La porte s'ouvrit brusquement.
La femme n'était pas une servante. De toute évidence, elle était cheysulie.
— Jehana...
Il pensait s'être préparé à la rencontre, mais il ne put rien dire des mots qu'il avait si souvent répétés...
— Lequel es-tu ? Quel fils a-t-il envoyé ?
Par son père et son oncle, il avait entendu parler de la folie de Gisella. Il attendait un comportement erratique, coléreux, incohérent. Pas cette concision.
— Corin, dit-il. Le troisième de ses enfants.
— Les miens aussi, Corin, dit Gisella.
Gisella avait trente-neuf ans. Sans posséder la jeunesse magique de Lillith, elle ne paraissait pas son âge. Ses tresses étaient toujours noires, sa chair ferme et sans rides, à part autour de ses yeux jaunes de Cheysulie. Rien d'atvien ne transparaissait en elle. Elle avait la minceur et l'allure caractéristiques des femmes de sa race.
Keely et lui ressemblaient à Niall. Dans Gisella, il vit Brennan et Hart.
— Jehana, répéta-t-il.
— Oui. Ta jehana. Gisella d'Atvia, reine d'Homana. J'ai ordonné qu'on prépare mes bagages.
— Vos bagages ?
Corin se sentit idiot, répétant comme un perroquet ce que disait Gisella.
— Il est temps que je tienne mon rôle d'épouse auprès de Niall.
— Il n'y a pas de place pour vous à Homana, dit-il en essayant de garder une voix calme.
— Je m'en ferai une. ( Gisella éclata de rire. ) On t'a dit que j'étais folle, n'est-ce pas ?
— Oui, dit-il, abandonnant toute tentative de diplomatie.
— Penses-tu que je le sois ?
— Tout ce que je sais, dit-il, c'est que vous avez essayé de donner vos enfants à Strahan.
— Est-ce une preuve de folie ? Certes, ce n'était pas ce que Niall souhaitait. Cela ne fait pas de moi une folle mais une ennemie.
— Etes-vous notre ennemie ? demanda-t-il en la dévisageant.
— Je ne te donnerai pas à Strahan maintenant. Cette époque est révolue. Je préfère te garder près de moi. Il est temps que je revienne aux côtés de Niall ; que je chasse la putain qui a pris ma place.
— Je vous interdis de traiter Deirdre ainsi. Elle m'a servi de jehana.
— La meijha de Niall, si tu veux. Cela ne change rien. Je suis la reine d'Homana, la mère des enfants du Mujhar. J'ai l'intention de reprendre ma place.
— Il ne voudra jamais de vous.
— La loi homanane l'y forcera. Je plaiderai devant le Conseil homanan. J'ai donné à Niall quatre beaux enfants, dont trois fils. Il m'a rejeté pour se livrer à la luxure. Maintenant, j'en ai assez. Je désire retrouver les privilèges de mon rang. Je veux connaître l'amour de mes enfants.
— Sortez, dit-il, tremblant. Je ne puis rien avoir à faire avec vous.
— Oh, si, dit Gisella. Tu peux m'aimer, Corin. Tu veux une jehana, une cheysula pour ton jehan. Tu veux que tout soit d'aplomb dans ton univers, afin que tu te sentes de nouveau bien. Tu veux être sûr que ta mère t'aime, comme elle aime tous ses enfants. S'il ne m'avait pas rejetée pour assouvir ses passions avec l'Erinnienne...
— Vous m’auriez livré à Strahan !
— Je n'avais pas le choix ! Lillith m'a élevée ; elle m'a dit que je devais le faire.
— Lillith est ihlinie. Qu'attendiez-vous d'autre ?
— De l'amour. Elle m'en a donné. Au nom de cet amour et de celui de mon père, j'ai fait ce qu'ils m'avaient demandé.
— A Strahan...
— J'étais perturbée..., dit Gisella en détournant le regard. J'avais peur. ( Ses doigts se refermèrent sur la ceinture d'argent. ) J'ai fait ce qu'on m'avait dit de faire.
Corin la regarda un long moment. Puis il recula, se sentant aussi troublé qu'elle.
— Partez, dit-il, les yeux baissés.
Elle sortit. Il entendit la porte se refermer.
Il resta seul avec ses questions.